Insécurité et politiques de sécurité


Analyser des politiques de sécurité constitue un exercice très particulier : prétendant gérer un « sentiment d’insécurité », ces politiques publiques comprennent beaucoup de pures déclarations verbales, qu’il faut savoir, malgré leur ton péremptoire4 , distinguer des actions concrètes, comme il faut parvenir à discerner l’effectivité de ces dernières, sans traiter par exemple, comme on y est souvent invité, les simples projets comme des mises en œuvre assurées. Seul le recours à une suffisante profondeur chronologique permet d’échapper à la myopie du court terme. L’entrée progressive, au cours des années 1960, dans la consommation de masse et dans son modèle de société s’est accompagnée d’une flambée de délinquance acquisitive : des biens très répandus, très attractifs et mal surveillés, des segments de population qui y ont mal accès par les voies légales, une pression normative relâchée, tout cela s’est combiné pour conduire à une société de vol de masse. Plutôt préoccupé de luttes sociales, de guerre froide et de décolonisation, l’État social des Trente Glorieuses n’avait alors identifié qu’un problème de délinquance : des jeunes des classes populaires tentaient d’accéder à cette consommation par le vol, au lieu d’attendre que l’entrée dans le salariat leur permette d’y parvenir légalement. Pour autant, cette poussée de délinquance ne suscitait guère de sentiment d’insécurité : on pensait tenir le remède par un couplage de la justice des mineurs et de la prévention spécialisée. Au bout du compte, cette politique reposait sur la capacité à ramener au monde industriel les jeunes égarés quelque temps sur des chemins de traverse. La tâche était facilitée par l’insatiable appétit de l’usine pour du personnel faiblement qualifié (les mal nommés ouvriers spécialisés ou OS) qui participait alors, serait-ce à un rang modeste, au salariat stable. Au cours des années 1970, la dualisation du marché du travail a ruiné ce modèle en refoulant les mal qualifiés dans le chômage chronique et la précarité. En fin de période, la désindustrialisation cantonnera les emplois peu qualifiés dans le secteur tertiaire, où l’employabilité repose sur d’autres compétences : si l’emploi industriel n’implique guère de relations avec des tiers, au contraire l’emploi tertiaire suppose souvent de pouvoir gérer des contacts avec la clientèle. Il exige ainsi des qualités de relation et même tout simplement d’apparence qui sont réputées manquer aux garçons des quartiers de relégation. Pendant ce temps, la délinquance acquisitive n’a pas cessé de flamber, et c’est alors que l’insécurité a surgi. En outre, le dernier quart de siècle a vu progressivement émerger des formes d’agression expressive. Elles sont, au moins partiellement, liées à la transformation de certains quartiers, conçus à l’origine comme habitats transitoires sur le chemin de l’ascension sociale, en zones de relégation urbaine. On y voit alors surgir une problématique de la réputation très proche de celle de l’honneur qui gouvernait les sociétés traditionnelles : la défense contre les atteintes brutales de la relégation ne peut guère mobiliser d’autres ressources que celles du corps, la virtuosité verbale, la force physique. C’est ainsi qu’une violence expressive vient s’ajouter à la délinquance acquisitive. Elle se traduit par des compétitions plus ou moins brutales entre groupes de jeunes et par des accrochages entre ces groupes et les représentants des institutions sociales, policiers d’abord, mais aussi pompiers, enseignants, animateurs de toutes sortes, voire médecins ou chauffeurs de bus… À la différence toutefois des sociétés traditionnelles, ce langage de brutalité est incompréhensible en dehors des zones de relégation. Il effare une société qui adhère à l’idéal d’éloignement des corps dans l’espace public et suscite de très fortes réactions de rejet. On comprend ainsi la place – qui semble démesurée de prime abord – faite à la dénonciation de la violence dans un pays où l’agression grave ou létale demeure à un niveau très faible.


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